Moïse serait-il à l'origine de l'antisémitisme?Thomas Römer relève l'actualité du prophète
Dans sa monographie,Thomas Römer rappelle que la figure de Moïse imprègne encore toute la culture occidentale. Il suffit de penser à la référence à Moïse, indispensable à la compréhension des mythes fondateurs des Etats-Unis ; aux toiles de Mac Chagall illustrant la vie du prophète qu’il représente avec ses légendaires cornes de lumière, ou encore à l’opéra « Moïse et Aaron » de Schönberg.
Freud, pour sa part, a consacré un « roman historique » à « L’homme Moïse et la religion monothéiste » dans lequel il en fait un Egyptien, probablement de haut rang, qui aurait été assassiné par les Hébreux, tant leur serait apparue gênante la religion monothéiste qu’il voulait leur imposer. Enfin le cinéma s’est inspiré à plusieurs reprises de la figure populaire de Moïse. Le dernier film en date à avoir repris des éléments du récit biblique de l’Exode est le célèbre Matrix d’Andy et Larry Wachowsky.
§Moïse a-t-il vraiment existé ?-Moïse est avant tout une figure symbolique et identitaire en étant le premier des prophètes, le libérateur d’Israël, le législateur, l’intercesseur et le médiateur par excellence. Cette figure de Moïse résulte d’une histoire littéraire qui s’étend sur plusieurs siècles. On ne pourra sans doute jamais déterminer avec certitude la date à laquelle fut écrite la première histoire de Moïse. Les plus anciens manuscrits du Pentateuque datent de la fin du 3e siècle avant notre ère. Ils ont été découverts sur le site de Qumrân. La plupart des textes de la Torah ont probablement été écrits entre le 8e et le 5e siècle e notre ère mais on ne peut les employer comme des documents historiques. Il est donc impossible d’écrire la vie du Moïse historique. Une enquête à partir du nom égyptien de Moïse mène vers des personnages hauts placés ayant vécu à l’époque des Ramsessides au 13e et 12e siècle avant J.-C. L’origine de la figure de Moïse se trouve peut-être parmi eux, bien que les textes égyptiens ne mentionnent aucun événement semblable à l’exode biblique.
§Vous évoquez dans votre livre la modernité de Moïse, qu'entendez-vous par là ?Sa modernité est évidente. Il a montré la nécessité d’une loi pour que tout projet de société puisse fonctionner. Bien des constitutions actuelles trouvent leur source entre autres dans le Décalogue qui en résume les principales règles. Mais la loi n’est pas quelque chose de figé, elle reflète une situation donnée et doit être réinterprétée pour prendre en compte les changements de la société. Cette nécessaire adaptation de la loi est déjà sous-entendue dans le Pentateuque, puisqu’il attribue plusieurs collections à Moïse, qui datent en réalité d’époques différentes. Sans cette loi, sorte de « patrie » portable qui a constitué le fondement de l’identité juive, il n’y aurait pas de judaïsme aujourd’hui. Elle a permis au judaïsme de garder son identité à travers tous les siècles.
§la séparation d’Israël des autres peuples exigée par la Loi, notamment par ses interdits alimentaires, n’a-t-elle pas contribué à l’antijudaïsme bien avant l’antisémitisme des chrétiens ?L’antijudaïsme est apparu dans le discours de certains philosophes grecs fort intrigués par ce peuple qui avait des lois spécifiques qui les mettaient à part. Dès le 4e siècle avant notre ère, l’histoire de Moïse est largement reprise par des auteurs grecs ou latins qui en donnent une vision plutôt dépréciative. Ces textes contiennent des traditions absentes des Ecritures et bon nombre de motifs que le discours antisémite exploitera tout au long de l’histoire. Le Moïse raconté par Manéthon par exemple, est un prêtre égyptien déchu faisant sortir d’Egypte tous les lépreux et les personnes impures. Certains auteurs sont allés jusqu’à faire de Moïse un homme couvert de dartres, d’autres le présente comme un voleur qui « emporta les images sacrées des Egyptiens qu’il avait dérobées ».
§La lecture que Freud fait de l’histoire de Moïse, que les Hébreux auraient assassiné, n’a-t-elle pas renforcé l’antisémitisme de son époque ?La lecture que Freud fait de Moïse révèle le rapport difficile qu’il entretenait avec sa judaïté. En 1939, dans un contexte d’antisémitisme manifeste, Freud cherche à démontrer que Moïse fut un Egyptien dont la légende a fait par la suite un Juif. Il prétend qu’en réalité il y eut deux Moïse, dont l’un aurait été assassiné par les Hébreux, lesquels, pris de remords par la suite, l’auraient remplacé par un deuxième Moïse, en la personne du prêtre madianite Jéthro, adorateur de Yahvé. Cette notion du meurtre originel permet à Freud d’expliquer la notion de « faute » et de « péché » qui caractérisent les religions juive et chrétienne. Il va jusqu’à prétendre qu’en niant ce parricide, les juifs auraient provoqué le début de l’antisémitisme.
§Thomas Römer, « Moïse, lui que Yahvé a connu face à face », 126 pages, collection Découvertes Gallimard.