«La Bible n’est pas une parole qui nous tombe dessus, c’est un dialogue»
Quel est le lien entre Bible et pouvoir? Que dit la Bible de la faiblesse et de la force?
THOMAS RÖMER Il faut se rappeler que tout au long des siècles durant lesquels les traditions bibliques ont vu le jour, les deux petits royaumes que sont Israël et Juda ont toujours été sous le contrôle de puissances: les Égyptiens, les Assyriens, les Babyloniens, les Perses, les Grecs et les Romains. Les textes se positionnent donc régulièrement face au pouvoir, mais en le faisant de manière parfois discrète.
Thomas Römer
professeur de milieux biblique et administrateur du Collège de France

L’Exode en est un exemple: dans ce livre, on nous dit que contre toute évidence, le dieu de ce petit royaume d’Israël et de Juda est plus fort que le pharaon et qu’il fait sortir son peuple de l’esclavage. Évidemment, ce n’est pas un récit historique mais une réponse aux expériences d’oppression. Les Égyptiens utilisaient en effet les gens du Levant pour être corvéables.
Avec les Assyriens, c’est un peu plus compliqué: ils avaient des récits vantant leurs prouesses militaires dans lesquels ils apparaissaient comme les plus forts. Leurs dieux leur donnaient le pouvoir de régner sur les quatre points cardinaux. Certains de ces textes sont repris dans la Bible, notamment dans le livre de Josué, qui raconte une conquête du pays que l’on peut lire à première vue comme quelque chose d’horrible. On peut même la comparer à un génocide. Mais en fait, ces textes relèvent davantage de ce que les historiens d’aujourd’hui appelleraient «contre-histoire». C’est-à-dire qu’on y reprend l’idéologie assyrienne pour dire que le dieu d’Israël est plus fort que celui des Assyriens.
En fait, c’est un récit subversif, que l’on a, aujourd’hui, du mal à comprendre parce que l’on fait très peu d’efforts pour le situer dans son contexte historique. Ce texte a été utilisé pour légitimer beaucoup de choses: les croisades, l’esclavage ou, aujourd’hui encore, l’occupation des territoires palestiniens.
Ces textes devraient donc être compris autrement?
On ne lit pas de la même manière ces textes quand on veut légitimer un pouvoir ou quand on est dans une situation d’oppression et que l’on s’interroge sur la légitimité de ce pouvoir. Par exemple, quand on a introduit en Amérique du Nord des esclaves d’Afrique et que l’on voulait en faire de bons chrétiens, on leur a lu les textes bibliques: les esclaves ont redécouvert le pouvoir subversif de certains textes. L’histoire de l’effondrement des murailles de Jéricho est devenue une sorte d’hymne à la libération.
C’est ce qui fait de la Bible un livre tout à fait passionnant, mais aussi un livre dangereux si l’on ne veut pas faire l’effort de comprendre ces textes dans leurs circonstances historiques.
Il faut peut-être aussi se rappeler que le judaïsme, contrairement au christianisme et à l’islam, n’a jamais été la religion d’un empire. C’est-à-dire que la Bible hébraïque, l’Ancien Testament, a toujours été une Bible de diaspora qui n’avait aucun moyen de légitimer politiquement ou militairement ce pouvoir. Aujourd’hui, on a un peu tendance à l’oublier.
Et vous vous méfiez de l’usage qui est fait par des empires, par des majorités, de ces livres écrits par des minoritaires?
Disons que l’on est alors sur une pente potentiellement dangereuse.
Quand l’empereur Théodose est devenu chrétien, on s’est mis à lire la Bible en mettant en avant les figures royales, les David, les Salomon. Cela permettait de légitimer le pouvoir d’un empereur ou d’un roi. On a insisté sur les textes qui disent, comme chez Paul, que toute autorité vient de Dieu et qu’il faut s’y soumettre.
Il y a toujours cette tension dans les textes bibliques qu’on ne peut pas simplement évacuer. Durant l’époque nazie, ces textes ont été utilisés pour justifier le pourvoir, mais il y a eu aussi des théologiens comme Dietrich Bonhoeffer ou Karl Barth, entre autres, qui au travers de la déclaration de Barmen se sont opposés à ce que la Bible soit mise au service du pouvoir nazi. C’était évidemment très courageux à l’époque. C’était une manière de rappeler que la Bible contient aussi cet appel à la libération.
Vous résistez donc aux tendances actuelles qui considèrent que la Bible d’adresse directement aux croyants ?
La Bible n’est pas tombée du ciel. C’est le problème des milieux fondamentalistes qui pensent qu’il n’y a qu’à apprendre la Bible et appliquer ses principes, ce qui est d’ailleurs impossible parce que ses textes sont tellement contradictoires que l’on doit faire son propre choix.
Lire l’Ancien ou le Nouveau Testament, c’est toujours un dialogue. Je pense qu’il faut scruter la Bible, l’analyser, l’interpréter. Si on lit la Bible, il faut aussi être lucide et se dire dans quel contexte on la lit et quels sont ses propres a priori et son propre rapport au texte.
Dans votre lecture, vous mettez en valeur des tensions qui existent au sein des textes bibliques. La tendance actuelle va plutôt à la simplification des idées…
Je pense que c’est totalement contraire à ce qu’est la Bible. Contrairement à ce que l’on voudrait nous faire croire, il n’y a pas une doctrine biblique, ça n’existe pas. Il y a des discours différents sur beaucoup de sujets, que ce soit la condition humaine, la question de la violence, celle des autorités, etc. Et s’ils se retrouvent dans une seule bibliothèque —je dis souvent que la Bible est une bibliothèque—, ce n’est pas par hasard. Pourquoi est-ce que l’on a mis quatre Évangiles ? Pour présenter une vision de Jésus de Nazareth et sa mort, sa résurrection, un seul aurait suffi, non ? L’Église a ensuite essayé de bricoler en faisant une sorte de super Évangile, appelé Diatessaron. Mais cela n’a jamais fonctionné puisque les Évangiles sont trop contradictoires.
Il faut s’en souvenir, car aujourd’hui, il faut lutter non seulement contre les fake news et les faits alternatifs, mais aussi contre cette idée que tout doit être simple et communicable en deux minutes. Je pense que la Bible s’oppose à cette posture.
Vous vous opposez à ce que la Bible serve les pouvoirs. Est-ce à dire que la Bible valorise la faiblesse ?
Toute la Bible n’est pas simplement la louange de la faiblesse, mais disons que sur l’ensemble des héros bibliques, il n’y en a pas un qui soit exempt de toute faiblesse, de toute erreur. La Bible ne présente pas des héros parfaits. Même Moïse a ses côtés fragiles ou ambiguës. On nous dit qu’il ne sait pas parler aux foules et qu’il est parfois colérique. Et c’est vrai qu’il y a des textes, que ce soit dans les Psaumes ou dans les prophètes, qui vont valoriser ceux qui sont méprisés, ceux qui comptent pour rien.
Pour aller plus loin
La Bible: Qu’est-ce que ça change? Thomas Römer, Labor et Fides, 2025, 128 pages.