«Les représentants religieux doivent s’exprimer publiquement sur les questions climatiques»
Il n’a pas grandi dans une famille militante. Ado, le travail social des Églises ne lui parle pas particulièrement, à tel point qu’il quitte sa communauté. C’est à 21 ans, après le décès de son père, que quelque chose se réveille chez Fletcher Harper. «Mon père bossait à Wall Street. Il a eu un engagement de 35 ans au sein des alcooliques anonymes, une communauté au sens spirituel du terme, qui a changé et en quelque sorte sauvé sa vie. J’ai ressenti un appel. J’ai compris que j’admirais les personnes capables de s’attaquer aux questions sociales de manière pacifique, mais décidée à partir d’un ancrage religieux ou spirituel.»
Martin Luther King ou Gandhi sont alors les modèles de l’étudiant en histoire, qui, au début des années 1980, s’engage pour la lutte contre l’Apartheid en Afrique du Sud, et comprend l’intersection des questions «sociales, environnementales, des droits humains, en particulier les droits reproductifs, et de l’antiracisme». Il s’implique aussi dans son Église, au point d’étudier la théologie protestante, à l’Union Theological Seminary de New York, progressiste et réputé pour son activisme social. Ordonné pasteur, il dirige durant dix ans une paroisse dans le New Jersey. Déjà, il entame des luttes avec ses paroissiens: pour des logements accessibles, pour des salaires dignes dans le domaine de la santé…
Et puis il croise le chemin d’une petite association «sur le point de fermer» : GreenFaith. L’idée? Réunir des personnes de différentes religions pour défendre la planète. «Au milieu des années 1990, l’idée n’était pas très populaire.» Ni le dialogue interreligieux ni les questions climatiques ou environnementales n’intéressent grand monde. Pourtant Fletcher Harper est conquis. À 39 ans, il décide de consacrer son temps à cette association. «J’ai tout de suite trouvé l’idée géniale et très naturelle. D’une part, je partage cette idée de Dieu comme une montagne à laquelle on accède par plein de chemins, les religions. Et d’autre part, comme pour 70% des personnes, mes expériences spirituelles sont toujours associées à la nature.» Comment est-ce possible au cœur de New York? «Il suffit de lever les yeux, et entre le béton le ciel immense nous entoure!»
En deux décennies, Fletcher Harper transforme la petite association en une ONG conséquente (voire encadré) qui propose des actions internationales, et s’oppose notamment à la multinationale française Total Energies. GreenFaith propose une série d’actions collectives, qui comprennent notamment la désobéissance civile. À la 11e assemblée du Conseil œcuménique des Églises à Karlsruhe, l’ONG a d’ailleurs proposé plusieurs ateliers dans ce sens.
GreenFaith en chiffres
- 11'000 personnes membres dans le monde entier
- 40 pays (Afrique, Asie, Amérique latine, Amérique du Nord)
- Musulmans, chrétiens, hindous, sikh, jaïns, Juifs
- 2006 — Actions dans le New Jersey
- 2008 — GreenFaith est active sur tout le territoire américain
- 2011 — GreenFaith devient internationale
Comment les actions environnementales de GreenFaith ont-elles évolué au fil du temps?
Fletcher Harper: Dans les années 1990 nous avons beaucoup expérimenté de solutions de terrain: aider les communautés à économiser leur énergie, trouver des solutions pour financer leurs énergies renouvelables, éduquer les communautés en faisant des tours guidés de différentes synagogues, mosquées… Puis comprendre les liens entre pollution et communautés défavorisées.
La question de la justice environnementale est en effet plus récente…
En travaillant avec des communautés noires défavorisées aux États-Unis, nous avons compris assez tôt la dimension systémique de la question environnementale. Climat et justice sociale sont liés. Pour un progrès dans ce domaine, il faut bien sûr changer ses habitudes (voyages, alimentation, énergie), mais il faut un changement de système législatif, financier, économique. Les plus vulnérables nous aident à penser ces questions de manière holistique. C’est aussi ce que dit l’apôtre Paul quand il parle de lutter contre «les pouvoirs et les autorités» de ce monde (Ephésiens 6:12-18). Si des pays et des communautés souffrent davantage de la crise climatique ou de la pollution, c’est en raison de forces systémiques plus importantes que l’individu: les multinationales, les gouvernements corrompus, les compagnies financières.
Comment vos deux fonctions (pasteur et directeur d’une ONG) se sont-elles nourries mutuellement ?
Être révérend m’a aidé à comprendre le rôle de la religion dans la société. Contrairement à la science, ou au savoir technique, elle apporte une perspective morale et spirituelle au sujet de questions profondes, la valeur de la vie, la protection de la terre, le respect envers la nature. En tant que dirigeant d’ONG, je crois que cette parole doit être aussi importante que celles des forces financières ou gouvernementales qui s’expriment sur le sujet. Je pense que les groupes religieux doivent:
– dire que la crise écologique est sérieuse,
– montrer de la compassion,
– savoir décrire les causes du problème,
– appeler fortement, mais pacifiquement à un changement.
C’est-à-dire jouer un rôle prophétique. Les représentants religieux doivent être suffisamment courageux pour s’exprimer en public sur ce sujet, pacifiquement, mais clairement. Aux États-Unis, nos libertés civiles sont suffisamment garanties, nous devons les utiliser pour nous engager.
Une conception qui ne peut pas s’appliquer de la même manière ailleurs : dans certains pays les religions sont financées par l’État, ailleurs les libertés individuelles ne sont pas garanties… Comment GreenFaith tient compte de ces contextes locaux?
On adapte toujours nos actions. Être courageux, c’est différent selon le contexte. Parler en public en Amérique latine ou en Afrique, c’est courageux, car les protections contre les violences politiques ou économiques ne sont pas garanties. Parfois, les gouvernements sont corrompus. Ailleurs, c’est la désobéissance civile qui est mal vue. Au Japon, nous avons des membres bouddhistes qui méditent en public à côté d’usines polluantes pour attirer l’attention sur le réchauffement climatique et montrer leur compassion avec cette question. Dans la culture locale, c’est un geste très fort! Nos solutions visent toujours à avoir le maximum d’impact et de pertinence selon la cause défendue. Il faut exciter et motiver aussi!
D’où vous vient ce goût pour l’action collective?
Je crois que je suis juste un New Yorkais impatient! Et puis je trouve très beau que des gens de différentes cultures et religions s’unissent pour dire «non!» à des projets mortifères, chacun à sa manière. Tout le monde ne rêve pas d’être arrêté, certains viennent et tiennent des pancartes, et c’est très important aussi!
Avec qui collaborez-vous et quels sont les critères pour travailler avec GreenFaith?
Pour qu’une société change, il faut une voix claire portée par différents secteurs. Outre les différentes religions (voir encadré), nous travaillons avec différentes organisations climatiques, comme Fridays for Future (FFF). Nous voulons des partenaires:
– qui comprennent la grande urgence climatique,
– qui comprennent le lien entre climat, genre, économie: bref, l’intersectionnalité de ces combats,
– qui impliquent des employés et communautés directement touchées par les crises écologiques et qui ont besoin d’aide pour effectuer leur transition.
L’intersectionnalité n’est pas comprise par toutes les religions et communautés, elle est même vue comme transgressive…
Oui, c’est délicat, on ne peut pas travailler avec tout le monde. On est vus comme libéraux et progressistes. Notre rôle est cependant de rester clair sur ce qu’on croit être vrai: droit des femmes autochtones, accès pour tous à une énergie propre, etc. Notre espace n’est pas immense, mais nous devons affirmer nettement cette parole.
En Amérique latine, des groupes fondamentalistes très connectés aux industries extractives ont associé les questions économiques et religieuses. Si des ultraconservateurs justifient par la Bible le fait de couper des arbres et détruire la vie de communautés autochtones, et qu’ils envoient des messages en ce sens, c’est à des libéraux comme nous d’apporter une opposition claire avec des arguments solides. Ce n’est pas aux personnes sécularisées seules de prendre position, nous avons une responsabilité. Et entre les libéraux et les conservateurs, il y a tout un spectre de personnes qui n’arrivent pas à se faire leur avis, à nous de leur parler.
Quelle est votre méthode d’action?
Le «community organizing». Nous pensons que tout le monde a une histoire personnelle et s’intéresse au bien commun. Nous invitons les gens à parler de leur histoire individuelle et nous les accompagnons dans l’identification, autour d’eux, de soucis plus larges qu’ils peuvent connecter. Quand on peut associer les deux, quand une communauté peut investir la dimension collective avec un regard religieux, il y a un vrai pouvoir transformatif.
Par exemple?
En ce moment, nous luttons contre un grand projet de pipeline en Tanzanie et en Ouganda, porté par Total (EACOP). Notre équipe a réuni des leaders religieux (chrétiens, musulmans, hindous, tribaux) à faire des déclarations publiques pour bloquer ce pipeline qui va faire des dizaines de milliers de personnes déplacées et expropriées, et qui va causer des émissions de gaz à effet de serre équivalent aux émissions des deux pays concernés. Nous avons organisé une marche pacifique, au cours de laquelle ces leaders, pris en photo et arrêtés ont tenu bon. Notre équipe en France a engagé un difficile dialogue avec Total, la multinationale française qui soutient ce projet. Elle a invité les communautés concernées en Afrique à venir s’exprimer et raconter qu’elles n’ont eu aucune des compensations promises. Certains auraient pu perdre le droit de rentrer au pays.
C’est un véritable travail de lobby politique, vous reprocheront certains…
La religion n’a pas à être privée, elle est concernée partout où l’ordre social et les traditions sont concernés. Elle doit pouvoir se prononcer sur l’éthique économique. L’économie n’est pas bonne en soi: elle peut offrir le meilleur comme le pire. Quand elle est guidée par le profit en priorité, il faut lui opposer un contre-pouvoir. GreenFaith n’est pas en train d’appeler à une théocratie, simplement de demander un débat vigoureux sur ces sujets.
Et vous utilisez votre rôle passé de pasteur à cet effet, en portant le col romain en public, n’est-ce pas instrumentaliser la religion?
J’ai été ordonné, je prêche toujours dans certaines Églises, je ne sers pas une paroisse, mais mon Église m’a donné un ministère dédié, de témoignage social. C’est tout le sens de mon travail!
Par qui est financée votre ONG et comment évolue-t-elle?
Par des fondations, mais aussi des donateurs privés et des institutions religieuses. Ce financement grandit, nous souhaitons à terme organiser cinq équipes dans différentes régions du monde pour travailler de manière vraiment globale et interconfessionnelle. Les religions abrahamiques sont très à l’aise avec la coopération entre elles et le concept de justice sociale. Nous venons d’entamer une coopération avec le Japon. Nous découvrons les religions darmiques, axées sur l’harmonie, la paix, l’interconnexion.
Parmi les régions où nous gagnons en importance: l’Ouganda, la Tanzanie et le Kenya, mais nous aimerions travailler aussi avec le Nigeria, la République démocratique du Congo… Nous travaillons déjà en France, en Allemagne et nous aimerions nous développer en Suisse, au Brésil… Les évolutions ont toujours été organiques, et elles se poursuivent ainsi.
Qu’attendez-vous de cette semaine auprès du Conseil œcuménique des Églises?
Nous espérons un appel à la signature d’un traité de non-prolifération des énergies fossiles, texte qui lierait les États, éviterait tout nouveau projet de matière d’énergies fossiles, et permettrait d’en sortir et d’engager une transition juste. Nous profitons aussi de notre présence ici pour nous mettre en relation avec les partenaires locaux et connaître les problématiques régionales. Nous avons beaucoup de potentiels de connexion.
Avec le recul, qu’avez-vous appris de ces années d’engagement climatique et interreligieux?
Quand on a le privilège de travailler avec des personnes de différentes religions et pays, on apprend tellement à partir des injustices systémiques, du colonialisme… Combien le fait qu’une personne soit née dans un endroit affecte toute sa vie et l’importance de la justice, la compassion et de l’amour sur un plan social, mais aussi personnel. Chacun mérite une belle vie, y compris la planète!