Quand les politiciens suisses s’attaquent au religieux
Comment les religions sont-elles perçues par les politiciens suisses? Et surtout: comment s’en emparent-ils «politiquement»? Telles sont les interrogations au cœur de l’étude «Religion dans l’arène politique», réalisée par l'Institut de droit des religions de l'Université de Fribourg.
Sous la direction du professeur René Pahud de Mortanges, ses auteurs ont ainsi passé au crible près de 140 interventions parlementaires au niveau cantonal, déposées entre 2010 et 2018, et ce dans quinze cantons jugés représentatifs.
Le premier constat qui s’impose est que la grande majorité de ces motions concernent l’islam (81 interventions), contre 42 par rapport à la religion chrétienne. Cinq motions relèvent encore d’autres confessions, tandis que 12 ne se concentrent sur aucune en particulier. Mais, au-delà de l’aspect purement quantifiable, que nous révèle vraiment cette étude sur le rapport qu’entretien le monde politique avec le champ religieux? Interview avec René Pahud de Mortanges, directeur l'Institut de droit des religions.
Comment comprendre que l’islam soit la religion la plus souvent évoquée dans les parlements cantonaux, alors qu’elle est finalement minoritaire en Suisse?
L’islam est perçu par beaucoup comme un phénomène étrange; il n’a pas encore trouvé sa place dans la société suisse. C’est un processus qui nécessite du temps. D’ici là, sa présence restera probablement un sujet de discussion en politique.
Quels sont les sujets qui reviennent particulièrement sur le tapis la concernant?
Les interventions autour de l’islam reflètent des inquiétudes de plusieurs ordres, mais elles concernent principalement l’interdiction de se voiler, les codes vestimentaires et le débat général sur les valeurs.
Et côté christianisme, de quoi traitent ces interventions?
En ce qui concerne le christianisme, les sujets principaux traitent premièrement du financement des Églises, de la neutralité, des jours fériés et de l’éducation religieuse à l’école.
Quelles sont précisément les revendications concernant le financement des Églises?
En Suisse alémanique en particulier, plusieurs cantons connaissent l’impôt ecclésiastique pour les personnes morales. Celui-ci est de plus en plus critiqué. Les entreprises n’ont pas de religion et l’impôt est une charge supplémentaire pour celles-ci. Il convient donc de l’abolir, selon certains.
Les subventions cantonales aux Églises sont aussi parfois remises en cause. Celles-ci devraient être abolies ou leur utilisation limitée aux services culturels ou sociaux fournis par les Églises au profit de l'ensemble de la société.
Les Églises doivent-elles s’inquiéter de ces critiques?
Je pense que oui. Les Églises se voient confrontées à un vent de sécularisation de plus en plus fort. Le soutien étatique est de moins en moins dû. Il est de plus en plus important que les Églises expliquent quels services elles offrent non seulement pour leurs membres, mais aussi pour toute la société.
Plus largement, que nous enseigne votre étude sur la place des religions, aujourd’hui, en Suisse?
La politique semble suivre deux tendances différentes. Compte tenu de la sécularisation de la société, une approche politique offensive exerce une pression sur les Églises reconnues et leurs privilèges. La pluralisation religieuse, en revanche, conduit à une approche défensive des Églises. La préservation des valeurs et traditions chrétiennes occidentales s'oppose à la présence et à la visibilité de l'islam. Il semble paradoxal que l'on veuille affaiblir la position des Églises, qui incarnent exactement ces valeurs et traditions. Cependant, les différents politiciens suivent des tendances différentes…
Le droit peut-il prendre en charge pareil paradoxe?
Si ces deux préoccupations différentes, à savoir la sécularisation de la société et la préservation des valeurs chrétiennes, devenaient une réalité sur le plan juridique, le droit constitutionnel en matière de religion pourrait s’en retrouver chancelant et dysfonctionnel. En Autriche, par exemple, des dispositions légales ont été prises et modifiées ces dernières décennies pour ainsi dire sur la base de l’actualité du jour, sans aucune vue d’ensemble. Une telle évolution pourrait également se produire en Suisse.
Comment le droit constitutionnel suisse en matière religieuse s’est-il développé?
La tendance à long terme est une extension progressive de la reconnaissance du droit public. Le statut juridique d'une communauté chrétienne (réformée ou catholique selon les cantons, ndlr.) a été successivement étendu à l’autre. Plus tard, à partir des années 1980, les communautés juives ont également été reconnues.
Une évolution logique serait de reconnaître maintenant aussi d'autres communautés religieuses. C'est pourquoi il y a notamment aujourd'hui un débat sur la reconnaissance des communautés musulmanes. Mais si l'on dans le même temps, on commence à remettre en question le système de reconnaissance dans son ensemble, parce que l'on considère que toute forme de soutien de l'État aux communautés religieuses est dépassée, il s'agit d'un renversement de tendance fondamental!
Est-il possible qu'à un moment donné, le droit cantonal de reconnaissance soit complètement aboli?
Les libres-penseurs et les laïcs travaillent évidemment dans ce sens. Personnellement, je ne pense toutefois pas que ce soit déjà l'avis d'une majorité en Suisse. Beaucoup de gens – même ceux qui n'ont pas de confession religieuse – croient encore que les communautés religieuses font aussi quelque chose de significatif pour la société dans son ensemble. Et qu'elles continuent donc à mériter le soutien de l'État. Mais nous ne savons pas combien de temps encore ce point de vue continuera à dominer.
D'aucuns pensent que le droit constitutionnel a pour mission de protéger la culture des peuples autochtones, soit judéo-chrétienne pour la Suisse. Qu'en est-il réellement?
Une culture ne peut être protégée par la loi. On peut peut-être garantir le statut d'une institution pendant un certain temps. Mais si la société dans son ensemble se distancie des valeurs ou de la culture propagées par cette institution, l'État ne peut marquer une différence. L’identité religieuse ne peut être revendiquée que par des individus, qui veulent vivre comme chrétiens ou non. Là-dessus, l'État ne peut exercer aucune influence en raison de la liberté de religion. (Propos recueillis par Anne-Sylvie Sprenger et Barbara Ludwig)