Les aumôniers militaires au front
À travers le portail d’entrée de la place d’arme de Chamblon dans le Nord vaudois, le linge propre s’échange contre du linge sale. Les recrues de la caserne d’infanterie viennent de l’apprendre, il n’y aura plus ni week-end ni sortie jusqu’à nouvel ordre, pandémie de Covid-19 oblige. Un régime imposé aux écoles de recrues, d’officiers et aux cours de répétition, depuis deux semaines déjà. Les proches sont donc rentrés seuls pour faire la lessive.
L’épisode a marqué son spectateur. Pour Laurent Lasserre, pasteur vaudois et aumônier militaire de la caserne, cette scène, «c’est du jamais vu». Au confinement s’ajoute une mobilisation partielle de l’armée suisse, qui n’avait rien connu de tel depuis la Seconde Guerre mondiale. Pour lutter contre la pandémie, en effet, jusqu’à 8000 hommes et femmes seront mis à la disposition des cantons ces prochaines semaines, en renfort notamment des structures médicales. Pour les épauler, les troupes peuvent compter sur l’oreille attentive des aumôniers militaires.
Soupape de sécurité
À la suite de l’annonce du confinement, «les préoccupations premières concernent le manque de contact avec l’extérieur», observe Laurent Lasserre. Un constat partagé par ses collègues. Les soldats se questionnent sur le changement de vie qu’implique une mise en service dans l’urgence. On se soucie de ses proches, de sa vie professionnelle ou de ses études, qu’il faut gérer en parallèle d’un engagement à 100% dans la lutte contre le Covid-19. L’ambiance n’est pas celle des beaux jours, la déstabilisation et l’incertitude gagnent du terrain au sein des troupes. Depuis plusieurs semaines, les aumôniers voient leurs interventions prendre l’ascenseur en caserne, mais aussi dans les bataillons déployés sur le terrain.
«Depuis ma mobilisation, les demandes qui me sont faites ont triplé par rapport à une situation normale», lâche Simon Butticaz. Ce pasteur vaudois et professeur de Nouveau Testament à l’Université de Lausanne est aussi le premier aumônier militaire romand mobilisé depuis la Seconde Guerre mondiale. Incorporé au sein du bataillon hôpital 2, à Bière, dans le canton de Vaud, il partage désormais le quotidien des soldats envoyés en soutien dans les hôpitaux de Suisse romande. «Les soldats d’hôpital sont entraînés, la situation ne leur est donc pas inconnue. Mais c’est le climat anxiogène qui change la donne. La pression qui pèse sur eux est aujourd’hui plus forte», relève l’aumônier qui souligne que le choc de l’entrée en service a suscité de nombreuses réactions et sollicitations. «Il est important que les soldats qui apportent un soutien à la population civile bénéficient d’une écoute et de réconfort. L’aumônier devient ainsi une soupape de sécurité.»
S’il est basé à Bière, Simon Butticaz sera aussi mobile, présent à proximité des lieux d’engagements des militaires. Il lui faut désormais être disponible et à l’écoute, tout en dégageant du temps pour continuer d’enregistrer ses cours pour l’Université. Mais les soldats prennent le pas sur le reste de ses travaux académiques. Pas facile, lorsqu’on se retrouve face à un bataillon de quelque 900 âmes, alors qu’en temps normal ils sont la moitié.
Sans compter que d’ici peu, pour Simon Butticaz, les demandes des soldats vont évoluer: «Avec leur arrivée dans les hôpitaux, les soldats vont effectuer des soins de base, afin que le personnel professionnel puisse se concentrer sur les soins aigus. Les préoccupations seront alors différentes. Les militaires seront directement confrontés à la maladie et des questions existentielles émergeront.»
Gonfler les rangs
Une situation qui n’a pas échappé à l’aumônerie militaire. «Pour assurer une vraie présence auprès des soldats, nous avons fait appel à une vingtaine d’aumôniers supplémentaires, prêts à être mobilisés au plus tard jusqu’au 11 juin. Les effectifs se montent donc actuellement à une trentaine d’aumôniers, sur les 150 actifs», détaille Noël Pedreira, remplaçant du chef de l’aumônerie de l’armée suisse, responsable des secteurs recrutement et formation et care – aumônerie d’urgence. Si l’idée est de pouvoir assurer une plus grande visibilité dans chaque bataillon, les équipes seront aussi mobiles et en collaboration étroite avec le service psycho-pédagogique et le service social de l’armée suisse. Et pas question d’abandonner les recrues confinées.
Avant d’envoyer les renforts sur le terrain, l’aumônerie militaire a mis sur pied une formation de près de deux jours, au siège de Thoune, pour une mise à niveau, mais aussi pour sensibiliser les officiers à la réalité du soldat aujourd’hui. «Il s’agit de respecter le chemin de vie et de foi du militaire. Nous ne sommes pas là pour imposer, mais pour accueillir inconditionnellement. Il y a un besoin d’être écouté, des demandes de recueillement ou de rituels. Il faut être attentif et déceler aussi la demande qui se cache derrière le rite. Notre accompagnement est centré sur la mobilisation des ressources chez la personne pour faire face à la situation», rappelle Noël Pedreira.
Yvan Bourquin, pasteur à Porrentruy, dans le canton du Jura, a suivi la formation accélérée. «Toutes les activités de ma paroisse sont annulées. Je me suis donc porté volontaire», explique-t-il. Habitué aux bataillons d’infanterie, il doit aujourd’hui s’adapter. Incorporé au bataillon hôpital 2, Yvan Bourquin est stationné avec les quelque 180 soldats basés à Neuchâtel, dans un camp des Unions chrétiennes actuellement fermé.
Il partage le constat de son homologue vaudois. Aujourd’hui, les militaires ont besoin de partager leurs «bleus à l’âme», qui ne touchent déjà plus aux problèmes religieux ou militaires. Mais «ils seront bientôt en contact direct avec la maladie et la mort. Pour certains, il s’agira d’un baptême du feu. Cette expérience leur rappellera leur condition de mortels et ne pourra que susciter des questions existentielles.» Dans ce contexte bouleversé, «ce qui touche les soldats est le reflet de notre humanité dans sa vérité», ajoute Simon Butticaz. «Il est étonnant de voir que bon nombre de soldats saisissent cette occasion pour faire un travail de développement personnel et spirituel», poursuit-il. Même son de cloche du côté de Laurent Lasserre. «Dans ces moments de confinement en caserne, lorsqu’il y a du temps libre, certains cherchent des moyens de se ressourcer.» Lui, comme d’autres de ses collègues ont d’ailleurs mis sur pied, en plus du traditionnel «mot du jour» à la troupe, des célébrations le dimanche «brèves, peu rigides et qui permettent aussi de rythmer la semaine», souligne Yvan Bourquin.
Le temps de l’intériorité
Lusia Markos Shammas Asmaroo est aumônière militaire dans les casernes de Drognens et de Moudon, dans le canton de Vaud. Elle s’y rend le weekend et sur demande. Il y a quelques jours, c’est à huit clos, sans famille ni fanfare qu’il a fallu assurer un discours lors de la cérémonie de promotion, dont elle nous livre quelques extraits. «À situation exceptionnelle, discours exceptionnel! La meilleure chose à dire était encore qu’il faut s’unir. Nous partageons une situation troublante, dans laquelle notre santé et notre solidarité sont mises à l’épreuve. C’est une occasion de se demander ce qu’elle dit de nous-mêmes et de notre façon de vivre. Il est possible de vivre un temps d’intériorité. Il est aussi essentiel de rester connecté, d’être en confiance, car le pire qui puisse nous arriver, c’est d’être dans le doute.»
Comme ses collègues masculins, elle entend la fierté des soldats de se mettre au service de la population civile et d’être en première ligne dans cette lutte inédite. Quant aux militaires confinés en caserne, ils lui expriment leur sentiment d’impuissance, celui de ne pas être déployé et actif immédiatement sur le terrain. Cette aumônière d’origine irakienne ne peut s’empêcher de repenser aujourd’hui à son parcours de vie: «Je n’ai aucune leçon de morale à donner, car chaque souffrance est unique. Pourtant, je me permets de leur rappeler que j’ai vécu trois guerres. En une nuit, ma famille a tout perdu. Nous nous sommes retrouvés dans un isolement total. En Suisse, nous avons cette chance d’avoir des autorités qui se démènent pour mettre en place des mesures afin que cela ne se produise pas. Le bien commun est une valeur précieuse et forte en Suisse, prenons conscience de ce qui est précieux.»
Un aumônier à la PC
Pasteur, Ludovic Papaux endosse désormais aussi le rôle d’aumônier au sein de la protection civile fribourgeoise. Une première.
La protection civile fribourgeoise compte désormais un aumônier dans ses rangs. Depuis une dizaine de jours, Ludovic Papaux, pasteur de l’Église évangélique réformée fribourgeoise, assure un soutien spirituel auprès d’environ 800 astreints actifs dans le canton. Une initiative personnelle du ministre accueillie positivement par l’État-major. Si tout reste encore à faire, notamment trouver un homologue alémanique, Ludovic Papaux assure déjà une permanence téléphonique, ainsi qu’une présence à toutes les entrées en service. Le ministre participe également aux réunions de l’État-major, qui lui permettent de se tenir informé autant que de faire remonter les signaux d’alerte du terrain.
«Sur les 1000 astreints, 140 seulement sont formées à l’assistance des personnes. Actuellement, des effectifs qui assuraient des services techniques, se retrouvent à assurer des services sanitaires dans les EMS, les hôpitaux, les ambulances ou le transport handicap. Et tous ne sont pas à l’aise avec ces nouvelles affectations. À cela s’ajoute aussi les craintes liées à la proximité de la maladie et de la mort», précise le pasteur. Les questionnements spirituels passent au second plan. «Les personnes ont simplement besoin d’une écoute et d’une disponibilité. Mon rôle est donc préventif. Il s’agit de désamorcer des situations pour éviter qu’elles ne débouchent sur des drames», affirme-t-il.
Si le pasteur avoue le peu de moyens nécessaires à déployer, il faut pourtant faire des efforts pour contrer la nouvelle distance physique imposée par la pandémie. «Si elle n’est pas évidente, c’est le port du masque qui reste le plus compliqué. Il nous coupe de toute proximité sociale. Je ne perçois pas les expressions du visage de mon interlocuteur ni lui les mes miennes. On y perd en termes de contact.»