« Nous sommes dans un système prédateur »
Dans le Canton de Vaud, les Eglises réformée et catholique proposent une pastorale oecuménique du monde du travail. Son aumônier, Jean-Claude Huot, offre ses services à Lausanne et à Renens depuis 2013. Gratuit et confidentiel, son accompagnement lui permet aussi de prendre la température des différents milieux professionnels aujourd’hui. «J’ai toujours milité pour la justice sociale, confie-t-il. Dans mon ministère, je suis émotionnellement et spirituellement impliqué dans un compagnonnage avec les personnes qui souffrent de la violence dont notre société est capable.» Interview.
Comment constatez-vous que la quête de perfection touche le monde du travail ?
Si on comprend la perfection dans le sens d’exigence d’efficacité et de rentabilité, elle est très largement répandue. Je vois tous les jours des gens qui rencontrent des obstacles à la réalisation de leur propre métier. La surcharge administrative grève les milieux de la santé. Dans le secteur des transports, les chauffeurs sont de plus en plus contrôlés. Et partout, il faut faire vite et à moindre coût. C’est un facteur de grande souffrance.
Y a-t-il eu une évolution ces dernières années?
Je rencontre depuis longtemps des personnes qui se plaignent d’être mises sous pression pour être plus efficaces. L’évolution se situe au niveau des outils de contrôle des travailleurs et de la perte d’autonomie qui en résulte. Par exemple, si le conducteur d’un bus attend une personne à l’arrêt et prend du retard, maintenant, cela se sait, parce qu’il est tracé par GPS. Cet outillage croît dans tous les domaines. Cela crée une pression supplémentaire.
L’utilitarisme décomplexé, c’est la faute aux nouvelles technologies, alors?
C’était déjà en germe auparavant. Lorsqu’on a commencé à parler de «ressources humaines» plutôt que de «personnel», ce n’était pas anodin. Ce changement est bien antérieur à la 5G ! C’est là le cœur de la problématique: l’humain est-il une ressource ou un partenaire ? Nous sommes dans un système que je qualifie volontiers de prédateur. Bien sûr, certains employeurs cherchent d’autres types de relations avec leurs collaborateurs. Mais la marge de manœuvre est étroite, tant on est globalement conditionné à voir les humains comme une ressource exploitable et jetable à l’envi.
Quel accompagnement proposez-vous dans ce contexte?
J’essaie d’être là, dans une posture d’écoute. Le regard que ces personnes portent sur elles-mêmes est souvent négatif. Je pense à cette dame que j’accompagne et qui pense ne rien valoir parce qu’elle ne trouve pas de travail. Le but est que ces gens restent debout ou se relèvent. En tant que service d’Eglise, avec mes collègues pour le monde agricole et les bénévoles, nous témoignons du regard que Dieu porte sur ces personnes, un regard fraternel, de foi et d’espérance afin qu’elles se sentent reconnues dans leur dignité et trouvent des ressources pour avancer. Ce regard nous différencie des services sociaux.
A quoi ressemblerait un monde du travail parfait?
Il faut que les travailleurs sachent pour quoi et pour qui ils travaillent. Qu’ils puissent avoir conscience du produit final ou de l’utilisation finale de leur travail. Cette dimension de sens est essentielle. Je suis aussi frappé de voir à quel point la dignité se joue dans la relation avec ses collègues, ses chefs ou ses subordonnés. On apprécie de faire partie d’une bonne équipe même quand le travail n’est pas passionnant. Or, il y a de moins en moins d’espace pour les relations dans tous les milieux. C’est dû à la fois à la technologie, qui remplace les réunions ou les briefings par des messages. Mais c’est aussi parce que ce temps de relation est considéré comme du temps perdu et peu rentable. Il existe une tension toujours plus forte entre l’aspiration à souffler dans son travail, à parler à l’autre, et les exigences de rapidité et d’économie.