«Le miracle touche aux limites de la représentation»
Irruption du merveilleux dans le réel, le miracle invite à percevoir l’invisible au cœur du monde visible. Pas étonnant dès lors que cette thématique ait inspiré nombre de réalisateurs, de tous les genres et de toutes les époques, depuis les débuts du 7e art.
La thématique se retrouve aujourd’hui au cœur de la nouvelle édition du festival «Il est une foi», le rendez-vous cinématographique de l’Eglise catholique romaine qui se tiendra à Genève du 3 au 7 mai. Rencontre avec l’un des intervenants, le critique français Timothée Gérardin, auteur de Cinémerveilles, l’émerveillement du religieux à l’écran.
Qu’est-ce qui vous a mené à vous intéresser à cette question?
J’ai toujours été intéressé par le rapport entre cinéma et croyance religieuse. Du point de vue théorique, ce lien est évident, si l’on observe tous les rituels liés à la salle de cinéma et le rapport de croyance qu’ils impliquent quant à ce qui se passe à l’écran. Mais c’est aussi un lien historique: à sa naissance, le cinéma s’adresse à des populations encore très croyantes, et les paroisses ont joué un rôle dans son développement. Le miracle reliait les enjeux de la foi aux possibilités de la représentation cinématographique.
Qu’entendez-vous d’ailleurs par ce terme, en comparaison avec les notions de surnaturel ou de fantastique?
Le surnaturel est un ingrédient fréquent, voire indispensable du miraculeux, mais ne suffit pas à le caractériser. Le miracle est une rupture dans un ordre des choses admis, propre à provoquer la surprise ou l’émerveillement, et que seul un contexte religieux permet d’interpréter. La différence avec le fantastique se situe par ailleurs dans le cadre réaliste, préalable nécessaire au bouleversement apporté par le miracle.
Comment comprenez-vous l’attrait des réalisateurs pour ce motif?
Le miracle est intéressant pour les réalisateurs car il touche aux limites de la représentation. Mettre en scène un miracle oblige à réfléchir à la jonction entre le visible et l’invisible, et c’est en cela un défi pour les cinéastes. On voit d’ailleurs que leur stratégie diffère d’un film à l’autre: il peut être représenté très franchement, suggéré, ou rester dans l’ombre. Dans un film comme Le Chant de Bernadette, de Henri King, la manière dont Bernadette Soubirous rapporte son apparition prend plus de place que l’apparition elle-même. Ces décisions de mise en scène témoignent d’une vision du monde. Dans le genre comique, Jean-Pierre Mocky démonte les ressorts du miracle dans Le Miraculé, quand Pavel Louguine en fait, dans l’Île, un jalon de la quête spirituelle de son personnage. Je pense aussi que les réalisateurs s’intéressent au miracle car il touche à quelque chose d’intime chez le spectateur.
D’une manière générale, quel rôle les miracles endossent-ils au cinéma?
Le miracle a bien souvent été enrôlé dans l’attirail des promesses hollywoodiennes. Pour l’industrie, le miracle est synonyme de grand spectacle, de jamais vu. C’est la preuve que le cinéma seul peut se confronter à l’irreprésentable. «Cinémiracle» est d’ailleurs le nom d’un format de projection concurrent du «cinérama» dans les années 1950: le miracle est dans le medium même! On est bien loin des récits de l’Ancien et du Nouveau Testament. Pourtant, il y a bien des films où le miracle endosse au cinéma des fonctions proches de ce qu’on trouve dans la Bible: le miracle peut-être un signe, une grâce pour lutter contre le mal et la souffrance, une manière pour des personnages d’ouvrir les yeux ou le marqueur d’une espérance.
Avez-vous pu constater des différences notables entre les films utilisant ce motif dans un contexte catholique ou protestant?
Oui tout à fait, que ce soit dans les modes de représentation ou dans la spiritualité dont ils témoignent. Les protestants ont un rapport plus critique par rapport à l’imagerie associée aux miracles, et par rapport à leur possibilité même. C’est le thème de plusieurs films d’Ingmar Bergman, comme Les Communiantes: la présence du christ dans le monde peut-elle être visible, et donc glorieuse? Dans Ordet, le réalisateur danois Carl Theodor Dreyer pose également la question de la possibilité du miracle. Mais la retenue et le mysticisme du film est à mille lieux des Dix Commandements de Cecil B. De Mille, sorti un an plus tard, qui assume jusqu’au kitsch la représentation d’un émerveillement religieux. Le premier est protestant, le second tend vers une vision des choses plus catholique, misant énormément sur le pouvoir des images.
Selon votre recherche, les miracles interviennent au cinéma bien au-delà des films à caractère biblique ou strictement religieux. Comment l’expliquez-vous?
Le propre du miracle est de redessiner les limites entre le sacré et le profane: c’est une intrusion du divin hors de ce qui était jusqu’alors considéré comme sacré. Il est donc logique qu’il puisse apparaître dans des genres de film qui ne s’y prêtent pas au premier abord. C’est le cas de L’Apparition, de Xavier Gianolli, qui met en scène un journaliste agnostique ébranlé par un épisode miraculeux sur lequel on lui a demandé d’enquêter. Plus largement, le miracle est présent dans la culture populaire, au même titre que d’autres éléments du christianisme, plus ou moins vidés de leur substance.
Y a-t-il toutefois une signification spirituelle à y rechercher?
En effet, on peut se demander quelle signification spirituelle ont les gesticulations du Jim Carrey de Bruce Tout-puissant, ou les effets horrifiques de Conjuring. En y regardant de plus près, néanmoins, on s’aperçoit que ces réappropriations du merveilleux chrétien trahissent quelque chose du miracle: dans le cas de la comédie, le prodige est souvent le fait de personnages portant des habits plus grands qu’eux, agissant au nom d’une force qui les dépasse. Même déplacé ou transformé par l’air du temps, le motif du miracle a encore des choses à dire.
«Le cinéma lui-même est une affaire de croyance», écrivez-vous. Qu’est-ce qui relie à vos yeux l’expérience du spectateur à celle d’un croyant?
Au-delà de la fonction sociale de la salle de cinéma, il y a ce pacte de croyance qui fait que, le temps d’un film, le spectateur accepte d’apporter crédit à ce qui se passe à l’écran. Le critique André Bazin a bien montré qu’avant même de porter un jugement esthétique, le spectateur est saisi par ce qu’il voit, soit une reproduction objective de la réalité. Ce dialogue entre l’absence du monde et sa présence à l’écran a quelque chose de miraculeux, qui peut être rapproché de l’expérience religieuse. Le spectateur cherche l’empreinte de la réalité à l’écran comme le croyant cherche des traces du divin dans le monde.
Il est une foi
du 3 au 7 mai
aux Cinémas du Grütli à Genève
ilestunefoi.ch