«Jonas avalé par un poisson, c’est nous!»
Au-delà de l’histoire pour enfants de ce prophète qui se fait avaler par un poisson, «Jonas, c’est vous, c’est moi», affirme simplement la théologienne et pasteure genevoise Francine Carrillo. «C’est chacun d’entre nous confronté à cette question: l’humain peut-il faire l’économie de l’Autre qui le taraude?»
A La Sage, dans le val d’Hérens en Valais, elle trouve avec son mari Carlos à la fois recueillement et inspiration. Venue ce jour-là à ma rencontre par un sentier qui sillonne entre les habitations, elle m’emmène au chaud dans un de ces chalets «construits en pierres côté montagne, en bois côté vallée». Autour d’un café noir, installées à une table en bois, elle parle de Jonas, cette figure qui selon elle parle de nous, comme beaucoup d’histoires de la Bible.
Francine Carrillo, il y a des lieux emblématiques dans cette histoire, comme Ninive d’abord, une ville dirigée par la violence...
C’est quand même extraordinaire de penser que Ninive, c’est aujourd’hui quasiment Mossoul en Irak, le lieu de tous les conflits par excellence, où la violence est en pleine recrudescence. Je me dis que l’histoire a des insistances! Ninive, c’est aussi le lieu de toutes nos peurs, de notre désarroi devant l’incompréhension du monde. Mais regardez : Jonas est invité à se rendre dans cette ville dont les lettres en hébreu sont les mêmes que celles de son nom. Elle représente donc métaphoriquement sa ville intérieure, si je puis dire. Ce lieu qu’il est appelé à visiter pour devenir vraiment lui-même. Cela me dit qu’on ne peut devenir soi-même si l’on n’a pas apprivoisé ses parts d’ombre, ses peurs de l’autre, de la différence. C’est tout cela qu’il faut oser aller voir, si on veut tendre vers une certaine liberté d’être.
Il y a cette injonction faite à Jonas: «lève-toi !» Et vous écrivez qu’il faut se lever, notamment «pour briser les écorces du mal». Qu’est-ce que cela signifie?
A l’image des arbres d’une forêt où chaque arbre est différent, chaque être humain donne de lui-même une certaine image qui est de l’ordre de l’écorce. Or l’important est de briser cette écorce pour retrouver le noyau dur de notre être. C’est à ce niveau-là qu’il est bon de communiquer, pas au niveau des apparences. Or on vit beaucoup dans une société de l’image et on a de la peine à se défaire de ce qu’on attend de nous, de ce qu’on donne à voir aux autres. Ce qui est très intéressant, c’est que dans le texte, Jonas s’en va à Jaffa, le port qui va l’emmener au loin; il y a là une allusion au monde de la superficialité qui est le sens même du mot Jaffa ("la belle" en hébreu ndlr). Jonas choisit cela: il se réfugie dans un milieu factice parce qu’il ne veut pas comprendre ce qui lui donnerait sa propre parole. Le débat est extrêmement intéressant: est-ce que nous parlons en vérité ou ne cédons-nous pas à un bavardage qui cache ce que nous sommes plutôt que de le révéler?
N’y a-t-il pas justement une peur de montrer qui on est vraiment?
Un des messages de ce texte, c’est que Jonas est appelé à risquer sa singularité. Il y a une très belle histoire juive à ce propos: le rabbi Zousya explique qu’on ne va pas demander à sa mort s’il a été Moïse, Elie, ou un autre personnage important, mais s’il a été Zousya. Et la question nous est posée: est-ce que tu veux être toi-même, risquer le fait que tu es un être unique, ou est-ce que tu préfères te fondre dans les injonctions de ce que la société te propose d’être? Or je crois que tout le travail de nos vies, c’est de devenir qui nous sommes.
Autre lieu emblématique, le fond de la cale du bateau où Jonas se réfugie malgré la tempête...
C’est cette tentation de fermer les yeux, de ne plus vouloir voir ou sentir... Parce que le réel est désespérant. Ce repli est tellement significatif de ce que nous sommes... Quand une injonction nous est faite d’ouvrir les yeux, de prendre nos responsabilités, on peut ne pas vouloir y répondre. Mais dans le texte, il y a deux enfouissements: le bateau, mais aussi le ventre du poisson. Et ce qui frappe, c’est qu’après que Jonas ait été avalé, quelque chose se passe au bout de trois jours: Jonas se met à parler. On touche là à quelque chose de très profond. Cela signifie qu’au fond du sentiment d’abandon, la vie peut ressurgir. Cela me dit que tant qu’on est dans la maîtrise, on ne laisse rien entrer en nous; et rien en sortir non plus. Et que si on était davantage capable de se laisser interpeller par les autres, d’avouer aussi ses fragilités, on serait plus dans la vérité et dans la solidarité.
Et quelles analogies peut-on faire avec les migrants qui se retrouvent aujourd’hui "à fond de cale"?
Le lien avec l’actualité, c’est d’abord que les migrants ne s’y retrouvent pas par choix. Et que les bateaux qui devraient faire lien entre deux rives, qui devraient être porteurs, on en fait aujourd’hui des tombeaux. Et qu’il nous faut chacun aller au fond de nous-même pour y chercher cette voix qui nous appelle à plus de justice !
A lire
Francine Carrillo, Jonas, comme une feu dévorant, Labor et Fides, 2017, 128 p.