Se priver de sommeil, source d’autorité spirituelle

Anne-Lydie Dubois / ©DR
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Anne-Lydie Dubois
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Se priver de sommeil, source d’autorité spirituelle

Exploits
On connaît le jeûne ou la prière intense. Une récente recherche montre que des femmes mystiques au Moyen Age s’empêchaient aussi de dormir.

«Lutte», «guerre», «victoire»… Le vocabulaire est guerrier. Il décrit les privations de sommeil que s’imposent Marie d’Oignies, Catherine de Sienne ou Douceline de Digne. Les pratiques ascétiques de ces trois femmes mystiques du Moyen Age nous sont en partie accessibles par des hagiographies, des textes rédigés par des clercs de l’époque, «qui apportent en soi un prisme, puisque leur but était de défendre la sainteté de ces femmes», explique Anne-Lydie Dubois, maître-assistante au Département d’histoire générale à l’Université de Genève.

Ces écrits soulignent un effort extrême, même s’il est peut-être exagéré: Catherine de Sienne ne dort que «trente minutes en deux jours», Douceline de Digne s’impose une corde à la taille qui lui évite de s’assoupir… Leurs nuits sont marquées par la prière, une intense communication avec Dieu: «Dans les rares moments où elles dorment, elles sont habitées par des rêves, des extases, visitées par le Christ. Leur dévotion ne connaît pas de pause, une sorte de prière continue», décrypte la chercheuse. Ces veilles prolongées épuisent le corps, certaines mystiques en meurent prématurément.

Le contexte

Ces femmes ont toutes vécu entre le XIIe et le XIVe siècle. A l’époque, l’idée d’une «infériorité naturelle» des femmes est répandue. Dans l’Eglise catholique (Eglise d’Occident) les femmes ne font pas partie de la hiérarchie, n’ont pas accès à la prêtrise. Officiellement, seuls les hommes entrent en contact direct avec Dieu. De plus, le modèle type de dévotion des mystiques est alors l’imitato Christi. «On imite le Christ dans ses moments de souffrance extrême, durant la Passion. Par ce ‹masochisme dévotionnel›, on vise à devenir le Christ. Etre capable de vivre cela, c’est dépasser ce qu’un humain normal pourrait surmonter. On devient en quelque sorte surnaturel, ce qui confère une aura, une autorité spirituelle», observe la chercheuse.

Les enjeux

Par ces pratiques ascétiques extrêmes, les femmes mystiques du Moyen Age transgressent les normes de genre de leur époque, nous apprend Anne-Lydie Dubois. En atteignant l’extase, en communiquant directement avec Dieu, en transcrivant leurs visions, elles acquièrent une autorité spirituelle. Certaines, comme Catherine de Sienne, font ensuite partie de réseaux de pouvoirs importants qu’elles exploitent pour s’affirmer politiquement. «Elle correspond avec le pape, le rencontre, et écrit de nombreux courriers à des cardinaux, n’hésitant pas à employer un ton très acerbe! Sa légitimité surnaturelle lui permet de franchir deux barrières: celle de son genre et celle de la hiérarchie ecclésiastique.»

Des discours répressifs sur le genre concernent alors aussi bien les hommes que les femmes.

Les suites

Est-ce à dire que la spiritualité a été une stratégie pour obtenir du pouvoir? «Non, je crois plutôt que la quête spirituelle a été première, elle a ensuite conféré de l’autorité», avance Anne-Lydie Dubois. Cette fille de pasteure, qui a réalisé son doctorat sur les masculinités au Moyen Age, compte poursuivre son exploration du sommeil des mystiques. «Le prisme du genre offre une vision renouvelée et non monolithique. Des discours répressifs sur le genre concernent alors aussi bien les hommes que les femmes. Mais on découvre aussi bien des possibilités pour contourner les barrières existantes.» 

En savoir plus

«Les lumières de la nuit médiévale: sommeil, rêves et spiritualité (XIIIe-XIVe siècles)», dans V. Huber et al., The Bright Side of Night, Micrologus Library, Florence, Sismel (à paraître).

Captation vidéo de présentation du colloque annuel de la chaire Yves Oltramare en 2022 sur le thème «Femmes et pouvoir religieux».