«Cette épidémie nous montre l’importance et l’étendue de nos liens»

Olivier Abel, professeur de philosophie et d’éthique à la faculté de théologie protestante de Montpellier. / © DR
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Olivier Abel, professeur de philosophie et d’éthique à la faculté de théologie protestante de Montpellier.
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«Cette épidémie nous montre l’importance et l’étendue de nos liens»

Le SARS-CoV-2 se propagerait entre autres par l’air, par les contacts physiques, et différentes surfaces. Si ses impacts sur le système nerveux central sont tout juste en train d’être découverts, sa mortalité importante ne fait pas de doute. Ce virus inédit a, en quelques semaines, remis en cause nos fondements, nos convictions, nos manières de vivre et notre rapport aux autres, comme l’analyse Olivier Abel, philosophe protestant.

Pour la première fois dans l’histoire récente, nous pouvons tous être porteurs d’un virus mortel.

OLIVIER ABEL Oui, le SARS-CoV-2 touche notre humanité, à la fois universellement, sans tenir compte de nos barrières, et singulièrement dans les formes de vie de chacun. Le simple fait d’exister nous rend porteurs de cette possibilité tant passive qu’active. La séparation entre vulnérabilité et responsabilité s’effondre. Le virus interroge notre liberté d’aller et venir, de nous déplacer où et quand nous le voulons, aussi loin que ce soit, de croire qu’on peut tout choisir. Ici, on ne choisit pas. Le paradigme de notre société est très profondément ébranlé.

L’autre aspect, c’est le confinement, devoir s’éloigner de nos semblables.

Une épidémie nous condamne à la distance et à la solitude. On ne peut pas prendre dans nos bras les malades ou ceux qui sont endeuillés. Et en même temps, nous sommes confrontés à des morts de masse. C’est dans ce moment de solitude et de distance forcées que l’on mesure l’étendue et l’importance de nos liens. Notre société nous fait croire que l’important, c’est d’être détachés, libres. On mesure combien on a besoin du soin mutuel, on repense l’attachement.

Comment le définiriez-vous, à la lumière de ce que nous vivons?

Par le passé, une valeur forte était la fidélité à un lieu, à une famille… Ces liens forts ont été brisés par l’urbanisation: nos attachements sont de plus en plus choisis, ce sont des projets! Or l’attachement s’éprouve dans la reconnaissance des liens existants. Il se mesure quand on est sur le point de les perdre, et qu’on réalise combien on y tient, combien il serait dur de vivre sans. Notre époque est très lisse: il ne faut pas être «lourds» les uns pour les autres, ne pas s’accrocher… Cette épidémie nous montre combien il est important de s’attacher. Elle nous rappelle aussi que les corps ont des attachements, des habitudes. Nous avons chacun nos manières propres d’habiter… Ce confinement est intéressant, car il nous fait repartir de là où nous sommes, et retisser des liens de proche en proche, au lieu d’aller toujours très loin de chez nous.

Ces liens, comment les retisser?

Par le sentiment partagé que nous sommes tous très vulnérables. Nous vivions dans un oubli des corps. Soudain, on réalise la vulnérabilité des autres. On retisse aussi des liens anonymes en exprimant notre reconnaissance aux soignant ·e·s, aux caissier·e·s exposé·e·s. Nous mesurons tous notre caractère périssable.

Les liens familiaux aussi sont reconfigurés, renforcés pour les jeunes enfants qui peuvent s’imaginer que, désormais, leurs parents seront toujours disponibles pour eux.

Cela pose la question de la vulnérabilité des liens eux-mêmes. Cette crise va resserrer les liens des familles, des amitiés, des amours heureux. Mais peut-être faire voler en éclats des liens mal noués dans des familles, des couples. La situation va reconfigurer beaucoup de choses. D’autant plus qu’elle exacerbe toutes les inégalités: logement, santé, culture, capital d’inventivité de chacun face à la solitude… Celles et ceux qui ressortiront renforcés de ce moment auront eu du temps pour retisser une relation à eux-mêmes, aux autres. Ils appréhenderont le monde dans lequel ils retourneront différemment, munis de nouvelles priorités.

On mesurera aussi la qualité des relations.

Dans ce laboratoire qu’est le confinement, on va mesurer à quel point la qualité d’une relation dépend de la juste distance. Des liens trop proches risquent de devenir des situations de domination, d’humiliation, de quasi-servitude. Dans ce cas, il faut faire sécession, ce qui pose encore la question des moyens, quitte à se retrancher derrière un livre dans la même pièce! Mais le but n’est pas de se séparer définitivement, mais de retrouver un lien renouvelé. On n’a jamais fini de placer du respect envers l’autre, pour s’en rapprocher autrement. Retrouver ce regard étonné sur une personne proche et qui nous surprend toujours.

A l’inverse, nous apprenons aussi collectivement la distanciation sociale…

Cette obligation de la distance est rendue inévitable par la morbidité du virus. Mais c’est aussi la première fois que l’humanité rencontre une épidémie avec ces moyens de communication et de connexion aussi prodigieux. On mesure, en négatif, le traumatisme collectif qu’ont dû être les grandes épidémies des siècles précédents. Mais la distance obligée visà-vis des proches est un choc que nos mœurs ni même nos corps ne peuvent comprendre si facilement.

C’est dans ce moment de distance forcée que l’on mesure l’étendue de nos liens

Par amour du prochain, il faut se barricader. Se soucier des autres présuppose de prendre soin de soi. Le problème moral, c’est que les gens se croient généralement innocents: «Moi je n’ai jamais fait de mal à une mouche!» Nous devons comprendre que nous sommes tous potentiellement des animaux dangereux. On entre dans la vie éthique quand on découvre qu’on est capable de faire du mal. Tant qu’on est dans un état d’esprit «de victime», on ne pourra jamais accéder à «l’éthicité». «Moi aussi, je peux faire du mal.» L’épidémie nous apprend à accéder à la responsabilité, à nos corps défendants.

Une leçon qui pourrait nous aider à questionner notre attitude par rapport aux GAFAM, le «je n’ai rien à cacher».

Oui, et ce coronavirus ouvre une autre réflexion sur internet: l’immédiateté. Nous sommes habitués à poster ou envoyer d’un clic des informations à des milliers de personnes à l’autre bout du monde. C’est cette sorte d’ubiquité, favorisée par internet, qui a fini par donner forme à notre société entière. Ce que cette crise montre, c’est notre addiction au «tourisme», je veux dire au besoin de déplacement perpétuel: ce sont des humains en déplacement qui propagent le virus. Notre modèle de société est basé sur la liberté: «J’ai le droit d’aller n’importe où, n’importe quand.» Nous avons besoin de ralentir ces échanges, d’être davantage là où nous vivons, d’accepter d’être non des esprits hyperconnectés et hypermobiles, mais des corps vulnérables, des habitants et cohabitants avec ceux qui sont là auprès de nous. Nous avons besoin de relocaliser notre économie… Nous avons besoin de frontières, de barrières, de clôtures. Pas étanches, évidemment: un individu étanche ne pourrait pas vivre. Nous avons besoin d’interdépendance, de soins mutuels. Nous sommes interdépendants, car nous sommes plusieurs, sinon nous ne formerions qu’une seule société. Or il existe une pluralité de corps sociaux, qui doivent respecter leurs immunités mutuelles.

Enfin, la distance est aussi celle des célébrations de deuils et des rituels en ligne… dont on voit les limites.

Oui, certains décès sont rapides et massifs, les êtres s’en vont, sans qu’on puisse dire au revoir au défunt, le revoir une dernière fois. On va vers une grave crise spirituelle. Il faudrait que les gens puissent s’adresser à quelqu’un. Les pasteur·e·s auront un rôle crucial, et risquent d’être débordé·e·s. Il faudrait un «numéro vert spirituel» capable d’orienter les gens qui n’ont plus de liens avec l’Église. Des inventions rituelles, des enterrements à distance vont se faire. Mais sans présence en personne, vivre le moment rituel est difficile. Il va falloir faire un grand travail d’écoute et de mise en langage de ressentis, la détresse psychique risque d’être immense.

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