Intégrer la tradition en l’actualisant tout en restant en harmonie avec les Anciens

Un vitrail de l'église Saint-Gommaire à Lierre en Belgique. Quatre Pères de l'Église sont représentés: Grégoire de Nazianze, Athanase d'Alexandrie, Jean Chrysostome et Basile. / @iStock/Jorisvo
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Un vitrail de l'église Saint-Gommaire à Lierre en Belgique. Quatre Pères de l'Église sont représentés: Grégoire de Nazianze, Athanase d'Alexandrie, Jean Chrysostome et Basile.
@iStock/Jorisvo

Intégrer la tradition en l’actualisant tout en restant en harmonie avec les Anciens

INTERVIEW
La tradition ouvre une dynamique d’interprétation qui met les orthodoxes en lien avec les Pères de l’Église. Sandrine Caneri, enseignante invitée en exégèse patristique et Nouveau Testament à l’Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge (Paris) partage sa passion pour la pensée de « ces géants » qui guident les croyants.

«La Parole de Dieu», qu’est-ce que cette expression évoque à un croyant ou une croyante orthodoxe?

La Parole de Dieu pour un orthodoxe est fondamentale parce que toute la théologie s’y appuie : pas seulement le Nouveau Testament, aussi le Premier Testament. Mais ce n’est pas la Parole de Dieu seule, c’est la Parole de Dieu interprétée. La Parole de Dieu avec sa tradition d’interprétation. Et pour nous, orthodoxes, la tradition d’interprétation ne date pas des 150 dernières années avec l’historico-critique, la narratologie, et toutes les autres méthodes de lectures modernes etc. elle remonte au premier siècle ! Elle commence avec le Christ, les apôtres et les Pères de l’Église. 

Le dossier en bref

Le protestantisme ne reconnaît pas à une Église ou à une institution l’autorité de définir une interprétation correcte du texte biblique. Les croyantes et les croyants donnent donc des sens variés aux tensions qui existent dans le corpus biblique. Les tentatives de lire la Bible au pied de la lettre sont quant à elles, une invention moderne.

Dans le catholicisme romain, l’on reconnaît au pape et aux évêques l’autorité de canaliser la créativité des fidèles dans leur interprétation « dans une saine fidélité aux énoncés du Credo » alors que l’orthodoxie reconnaîtra d’autant plus facilement une interprétation nouvelle qu’elle s’inscrira dans une chaîne de sens remontant jusqu’aux pères de l’Église.

Si l’Église primitive a produit de nombreux écrits, elle s’inscrit dans une tradition où la transmission des savoirs se fait essentiellement par oral. D’ailleurs, Jésus n’a pas laissé d’écrits à ses disciples. D’ailleurs, aujourd’hui encore, le judaïsme fait de la lecture de la Torah, un événement oral.

Vous cultivez donc une culture de l’interprétation du texte?

C’est évident! Par exemple, moi j’enseigne les Écritures, mais c’est très très rare que je fasse un cours durant lequel je ne cite pas une interprétation d’un Père de l’Église. Par contre, ces derniers s’appuient constamment sur les Écritures. Ils ne réfléchissent pas dans le vide, ils sont enracinés dans les Écritures. Et ce que l’on voit, c’est qu’ils connaissent la Bible par cœur. Ils ouvrent les guillemets et citent de mémoire des versets entiers de nombreux livres bibliques. Contrairement à nous, ils n’avaient pas internet et les tables de concordances de la Bible!

Est-ce que vous trouvez une beauté particulière dans cette tradition?

Je dirais c’est plein de saveur ! c’est goûteux, il y a du génie, et il y a beaucoup de spiritualité. C’est plein du Saint-Esprit!

Est-ce que cet attachement à la tradition permet aux Églises orthodoxes de trouver un certain consensus sur les questions de société?

Je ne pourrais pas vous dire. Les questions de société sont l’objet de divers débats et d’opinions très contrastées. Ce que je peux vous dire c’est que si l’on parle des Écritures au sein des orthodoxes, toutes juridictions confondues, et que l’on s’appuie sur n’importe lequel de nos Pères anciens, il y aura un consensus, car nos Pères anciens font consensus.

Mais si moi, maintenant, j’ai une idée nouvelle —et l’on a le droit d’avoir évidement une interprétation personnelle— elle sera d’autant mieux acceptée qu’elle entre dans la pensée patristique (en lien avec les Pères de l’Église, NDLR), qu’elle entre dans une certaine harmonie, qu’elle consonne avec ce qu’ont dit nos Pères des premiers siècles.

Il ne s’agit pas de répéter indéfiniment une tradition, il s’agit de l’avoir tellement intégrée que la nouveauté qui peut surgir d’aujourd’hui — parce que je suis du XXIe siècle et que je suis une personne unique avec sa dose d’Esprit saint unique — s’intègre dans cette tradition.

Vous évoquiez avant l’historico-critique (étude de l’histoire de la réception d’un texte, ainsi que de son contexte de production) et la narratologie (étude des structures narratives). Ces techniques d’interprétation ont donc eu moins d’impact dans l’orthodoxie?

La difficulté, c’est que ce renouveau de la lecture au XIXe siècle en Allemagne ne sortait de rien ! Il n’y avait pas de continuité avec la tradition. Nous, le sui generis (qui ne peut être inséré dans un contexte supérieur, NDLR), ce n’est pas du tout notre façon de faire. Mais nous ne sommes pas opposés à la nouveauté, parce que sinon l’on s’endort, l’on tourne en rond. Nous validons les nouveautés à l’intérieur d’un dynamisme qui existe déjà. Ce qui ne veut pas dire que dans l’historico-critique, il n’y pas a des choses que l’on puisse retenir et réinscrire dans la tradition. Mais c’est tout un travail à reprendre.

A contrario, en tant qu’orthodoxe, l’on a régulièrement envie de rire quand on lit certaines «nouveautés» revendiquées par des exégètes (spécialistes de l’interprétation du texte biblique, NDLR) catholiques ou protestant, car on aurait envie de répondre «Origène* l’a déjà dit» ou «Jérôme* était déjà arrivé à cette conclusion». En effet, certaines des «découvertes» contemporaines sont déjà connues depuis le IIIe ou le Ive siècle!

Dans le monde latin, surtout depuis la Réforme, l’on s’est tellement coupé de tout ce qui s’est passé avant qu’il a fallu rependre à zéro. Et franchement, c’est dommage, parce qu’on serait plus forts ensemble à faire de vraies découvertes!

Cette ignorance du patrimoine de la patrologie chez les autres Églises chrétiennes est vraiment regrettable. D’abord parce que les Pères étaient des géants! Nous, nous sommes des nains à côté. Dans leurs écrits, il y a une vraie nourriture pour le cœur. Et il y a aussi une exégèse très précise sur les mots, sur la grammaire. Chez Origène ou Jérôme tout particulièrement, mais aussi chez d’autres comme Théodoret de Cyr*! Ils ont donné toute une lexicographie très précise, c’est vraiment incroyable ! Toute la critique textuelle moderne y est en germe! Si l’on n’avait pas oublié Origène et Jérôme on n’aurait pas eu besoin de repartir de rien au XIXe siècle!

Mais face à une telle richesse, les croyants ne risquent-ils pas de se tourner davantage vers la tradition que vers les Écritures?

Les orthodoxes vont peut-être plus naturellement vers l’interprétation que vers le texte lui-même parce que ce dernier est difficile. L’on se porte peut-être plus facilement sur le Nouveau Testament parce que l’on a l’impression que sa lecture est plus facile, mais moi je mets en garde les étudiants en disant: «mais attendez le Nouveau Testament, on ne le comprend pas mieux!» Je leur montre que c’est un texte qui nous est naturellement difficile parce que c’est parole divine. Et la parole de Dieu on ne l’entend pas comme ça, on ne la comprend pas du premier coup, parce que nous sommes des humains nous. Il faut élever notre humanité pour arriver à entrer dans cette parole divine, et il faut que la parole divine, comme dit Jean-Chrysostome* «soit condescendante», c’est-à-dire se mette au niveau des oreilles humaines pour que ces oreilles puissent l’entendre, puissent la comprendre. Donc il y a un mouvement qu’on appelle «la synergie»: nous nous écoutons le Saint-Esprit qui ouvre nos oreilles et Dieu va essayer de se mettre dans des mots humains, compréhensibles à une pauvre nature humaine très limitée dans une intelligence minuscule. À nous deux, on va y arriver.

En francophonie, le prêtre américain Jean Breck a toutefois contribué à renouveler l’intérêt des orthodoxes pour l’Écriture. Il a écrit un livre d’abord au États-Unis puis traduit en français qui s’appelle «l’Écriture dans la tradition.» Je trouve ça génial, mais à chaque fois que j’en parle avec un protestant, il a les cheveux qui se dressent sur la tête. La thèse de Jean Breck c’est que la tradition est plus large que l’Écriture. Et que c’est pour cette raison que la tradition est quelque chose de plus englobant. Et pourquoi cela? Tout simplement parce que si nous n’avions pas la tradition, nous n’aurions même pas la Bible telle que nous la connaissons aujourd’hui. Parce que c’est bien la tradition, c’est-à-dire les Saint-Pères, c’est-à-dire des hommes vivants dans l’Église qui ont choisi, qui ont déterminé le canon biblique. Ne serait-ce que ça, cela nous plonge dans la tradition.

Ce que j’aimerais, c’est que les chrétiens et particulièrement les orthodoxes, les autres chrétiens ont déjà commencé largement le travail, mettent beaucoup de nuance quand ils considèrent qu’il y a une rupture entre le 1er et le 2d Testament et qu’ils ne lâchent jamais la pensée des Saints-Pères. Toute la tradition s’est construite sur l’idée qu’il fallait garder les trois choses : la continuité absolue entre l’Ancien et le Nouveau Testament, la notion de promesse réalisée, accomplie dans le Nouveau Testament, et l’expérience d’une réelle nouveauté avec la venue du Christ. Jean Breck dit que ce n’est pas seulement le Nouveau Testament qui va relire l’Ancien, mais également l’inverse. L’Ancien est relu par le Nouveau et le Nouveau par l’Ancien. Et ça, c’est fondamental. Je ne suis pas sûre que tout le monde l’ait intégré: c’est un long chemin.

*Les Pères de l’Eglise

Cette expression désigne généralement les auteurs ecclésiastiques qui ont vécu entre le Ier et le VIIIe siècle et dont la pensée, les œuvres et les écrits ont fécondé la vie de l’Église et ont contribué à fixer les principes les plus importants de la doctrine chrétienne.

Origène (185-253) fut l’un des premiers à proposer l’étude minutieuse de la Bible pour elle-même en s’appuyant sur plusieurs manuscrits et plusieurs langues, notamment l’hébreu, et diverses versions en grec. Ainsi qu’en cherchant parfois l’aide des rabbins pour comprendre des passages difficiles. Il sera un enseignant très renommé.

Jean Chrysostome (vers 344 – 407) prédicateur brillant, il a développé une morale chrétienne fondée sur l’action de Dieu et les Écritures. C’est un orateur hors pair. C’est pourquoi il a été surnommé : « bouche d’or ».

Jérôme (347-420), moine, traducteur de textes bibliques (de l’hébreu et du grec vers le latin) et commentateur de la Bible. Il défend la supériorité de la vie d’ascèse et de la virginité.

Théodoret de Cyr (vers 393 — vers 466) est un bibliste de l’antiquité tardive, qui arrive au sommet d’une lignée de maîtres et synthétise toute la tradition antérieure avec un génie et une compétence remarquable. Il connaît le grec, l’hébreu et le syriaque, les trois langues principales de la chrétienté.