L’arbre généalogique de Noël
C’est l’heure de la sieste.
Elle est assise dans sa tente, à l’abri du soleil. La chaleur est étouffante sous les tentures épaisses. Appuyée contre le coffre des habits de fête, elle joue avec le large bracelet en or qui cercle son poignet. Elle regarde ses mains. Sous la peau ridée, les tendons et les veines ressemblent aux racines d’un olivier centenaire.
Une mouche bourdonne bruyamment dans un recoin d’ombre, là où sont les réserves.
Il faudra vérifier si les jarres sont bien fermées. Elle soupire: ces servantes, il faut toujours les surveiller. Du temps de l’Egyptienne, c’était différent! Elle avait l’œil sur tout, prévoyante, discrète. De servante, elle était devenue amie, complice. Les siestes, elles les passaient souvent ensemble. Elles papotaient, l’Egyptienne la coiffait, lui apprenait à se maquiller comme les femmes de son pays.
C’était avant. Maintenant, c’est fini.
A l’entrée de la tente, appuyé contre l’un des piquets de soutien, son mari somnole. De temps en temps, sa tête tombe sur sa poitrine. Il sursaute alors, relève la tête et redresse son bâton de chef.
Elle, ça l’agace. Il devient vieux, mais il refuse de l’admettre. Un chef de clan ne vieillit pas!
Elle le connaît par cœur: avant d’être son mari, ils étaient demi-frère et soeur. Ils ont le même père. Elle se souvient du soir du mariage, où soudain elle découvrait l’homme et non plus le frère: son ardeur, sa fougue. Elle rougit un peu.
Elle repense à ces hommes qui l’ont aimée… Son père, d’abord: elle était sa princesse1. Puis son mari. Puis – elle fait tourner le bracelet autour de son poignet – Pharaon2, Abimélek3…
Soudain, son vieux mari de chef se lève précipitamment, quoique péniblement, empoigne son bâton et sort de l’ombre de l’auvent. Il s’éloigne à grands pas. Elle le suit des yeux, mais le soleil dur, dehors, l’éblouit. Tout le paysage vibre sous la chaleur blanche de midi.
Oui, elle a été désirée, c’est certain. Elle était si belle que son mari craignait qu’on ne le tue pour la lui prendre! A quoi lui a servi sa beauté de toute façon? A quoi bon être une princesse aux yeux des hommes si l’on a un ventre sec? Toutes ces années à pleurer chaque mois sous la tente des femmes… Au moins, maintenant, c’est fini: elle n’a plus ce qu’ont les femmes et son mari est vieux. A sa surprise, c’est un vrai soulagement. Elle peut définitivement tourner la page. Maintenant, elle fait partie des vieilles. C’est dit!
Elle regarde où va son mari. En clignant des yeux, elle distingue sa silhouette sombre aux abords du camp, il s’incline devant quelques hommes, des fous qui se promènent à midi dans le désert ou des nomades en déroute.
Elle se souvient de cette nuit où il l’avait surprise en plein sommeil. C’était quand le clan était encore menu, pas assez de serviteurs pour faire le travail. Il était parti avec les bêtes dans les collines. Elle ne se rappelle plus quand c’était exactement, mais jamais elle n’a oublié son visage, comme éclairé de dedans. Il bégayait. Etait-il devenu fou? Elle n’avait pas compris, d’abord, ce qu’il racontait, la nuit, les étoiles, les grains de sable. Il avait dit que la Voix lui avait parlé, qu’il serait père d’une multitude. Il l’avait serrée contre lui. Sa puissance, cette nuit-là… Il était reparti avant l’aube.
Elle l’avait cru. Après tout, leur père faisait commerce d’idoles. C’était de notoriété publique. Qu’un dieu parle à son mari n’avait donc rien de bien étonnant, encore moins pour leur prédire une famille nombreuse. Pourtant, le mois suivant, elle avait dû aller sous la tente des femmes. Cela l’avait désemparée un peu, mais ce serait pour la prochaine fois.
Du mois suivant au mois suivant, d’année en année, de potions en tisanes, de racines en jeûnes prolongés, de prières en sacrifices, de sanglots en petits marchés avec les idoles, rien n’y avait fait. Une nuit de chagrin plus intense, un calme étrange s’étaient subitement emparés d’elle. Elle s’était souvenue des mots de son mari: le dieu avait dit qu’il serait père d’une multitude, mais il n’avait pas dit avec qui. Ce n’était pas forcément avec elle. Elle lui avait donc envoyé l’Egyptienne. Il avait protesté, d’abord. Mais elle lui avait rappelé l’épisode avec Pharaon: chacun son tour !
Evidemment, ça avait marché du premier coup!
Au moment de l’accouchement, elle avait pris la servante sur ses genoux et accueilli elle-même le garçon. Mère de substitution peut-être, mais mère quand même4!
Il apparaît brièvement dans l’entrée de la tente: les hommes sont là, sous les arbres. Il faut des galettes! Il ressort en courant, donne des ordres, réveille les servantes, appelle son fils. Le camp s’ébroue, un chevreau bêle. Elle appelle une servante. L’Egyptienne passe devant la tente, sans un coup d’oeil pour sa maîtresse.
Celle-là, depuis qu’elle est mère d’un fils, elle se croit tout permis. Elle exhibe avec ostentation le bracelet que lui a donné son maître. Elle soupire en levant les yeux au ciel aux moindres demandes de sa maîtresse. Elle s’estime supérieure: elle a donné un fils au maître.
La vieille femme grommelle de rage. Elle les fera toute seule, ces galettes!
Le camp se rendort après avoir été sorti de sa sieste. Le temps s’assoupit. Il fait si chaud. Le fils de l’Egyptienne fait griller la viande que l’on va servir aux visiteurs. Sa mère lave leurs pieds en minaudant, puis elle leur offre du lait caillé. La vieille femme regarde de dessous l’auvent de la tente. Son mari est avec eux sous l’ombre des arbres. Ils parlent entre eux. Les galettes sont prêtes. Elle s’endort.
Soudain, elle se réveille. Quelqu’un l’a appelée: Sarah5! Son nouveau nom! Elle a dû rêver.
Elle regarde par une fente de la tente. Ils ont mangé. Ils se lèvent. Tiens! Il n’y a plus qu’un seul homme avec son mari.
Il dit: Sarah, ta femme, elle n’est pas là? Son mari dit: Elle est sous la tente.
Il dit: Dans un an je reviendrai, au temps du renouveau, et elle aura un fils.
Il dit encore: Pourquoi rit-elle?
Elle dit: Je n’ai pas ri.
Si, Il dit, tu as ri.
Il s’en va avec son mari. Ils prennent la direction de Sodome.
Alors, c’est comme cela qu’Il fait? Une promesse, vite fait, à un homme seul sous les étoiles? Lequel homme, tout ébaubi, le rapporte à sa femme? Laquelle femme, tout acquise à son homme, s’empresse d’y croire? Vit un enfer d’attente? Se sacrifie pour une autre qu’elle? Sur laquelle autre retombe tout l’honneur? Et pour la vertueuse, hop, une place à l’ombre dans la tente? Et des années plus tard, quand vient l’apaisement, que cesse enfin l’attente sous la tente, hop, trois hommes à l’ombre unique: elle aura un fils? Alors qu’elle n’a plus ce qu’ont les femmes et que son mari est si vieux? Et il n’y a pas de quoi rire?
Voilà Saraï «ma princesse», devenue Sarah «princesse», possédée par d’autres, séchée par les années, loyale jusqu’à l’os à la Parole adressée à son mari, pleine de l’évidence, terrifiée par la force de la Voix, voilà Sarah, une vieille femme qui tremble de tout son corps sous la toile de la tente, dans l’ombre étouffante. Son corps sait.
Elle a entendu la Voix l’appeler par son nom. Elle a peur.
Plus tard, elle pleurera. Dans les bras de son Abraham.
Un an plus tard, au temps du renouveau, Il verra (s’Il revient, mais Son temps n’est pas le nôtre) une vieille princesse tenir dans ses bras un tout petit paquet de vie. La première étoile, le premier grain de sable.
Abraham, son père, a crié son nom, Isaac (elle a ri), devant tout le clan.
Deux ans plus tard, Princesse-enfin-mère chasse du camp Agar l’Egyptienne et son fils Ismaël, les vouant à une mort certaine dans le désert.
Abraham? Ne fait rien pour les protéger. Se contente d’obéir à sa femme.
Pour la paix des familles.
Saraï/Sarah, je te regarde. Tu n’as rien des princesses de conte. Tu es comme moi, je me reconnais, capable du pire et du meilleur.
Famille sacrée, je te regarde. Simples familles, je nous reconnais, familles d’avant, de maintenant, déchirées, morcelées, éclatées, recomposées ou paisibles et sans histoires, nous sommes pris dans le temps des naissances et des séparations, des loyautés et des trahisons, des petits arrangements mesquins et des générosités superbes.
C’est au milieu de nous que s’est glissée la Parole. C’est ce que l’on appelle Noël.